Tel qu’il est formulé ce titre laisse planer un doute sur la pérennité des réseaux commerciaux dans la relation client du futur. On serait tenté de dire que le plus important dans ce titre est le point d’interrogation. Pour tenter de deviner ce que l’avenir réserve il peut être utile de regarder comment a évolué la relation client depuis que l’assurance est devenue un produit grand public avec le boom automobile. On laissera de côté dans cet article la relation client dans l’assurance des entreprises qui relève de logiques différentes.

Jusqu’aux années 60/70 la relation client était exclusivement entre les mains des agents et des courtiers. Les sociétés d’assurance fabriquaient des contrats et les confiaient à leurs réseaux commerciaux, à charge pour ceux-ci d’assumer la totalité de la fonction commerciale, de la publicité – quasi inexistante - à la vente et à l’après-vente, ici la gestion des sinistres. Ces réseaux considéraient que leur rôle premier était de satisfaire au plus près les desiderata des clients, et justifiaient leur fonction en exigeant des compagnies un ajustement aussi fin que possible aux besoins réels ou supposés des clients. On disait alors que si l’on faisait la combinatoire de l’ensemble des formules possibles d’assurance automobile proposées par l’UAP, le leader de l’époque, en jouant sur les niveaux de garanties et de franchises, on aboutissait à 400 types de garanties différentes. Le chiffre est sans doute exagéré, mais il traduit bien cette extrême complexité qui pouvait fonctionner quand l’assurance restait un produit confidentiel dont la gestion pouvait être quasi manuelle.

L’irruption des mutuelles sans intermédiaires à partir des années 60, puis des bancassureurs dans les années 80, s’est traduite par une normalisation de la relation client. Le réseau commercial n’était plus libre d’adapter comme il le souhaitait le produit aux besoins du clients. Quelques années après l’arrivée des MSI un article du journal le Point traduisait bien cette évolution : « Prêt à porter contre sur-mesure » tel était l’enjeu de la bataille qui s’ouvrait alors. Pour les mutuelles sans intermédiaires cette normalisation était consubstantielle à leur mode de fonctionnement. Le client se voyait offrir deux formules de garanties qui ensemble correspondaient aux besoins de 80% des prospects, et il devait choisir l’une des deux ou aller s’assurer auprès de sociétés traditionnelles. Cette simplification représentait une économie de gestion importante qui contribuait à l’attractivité des prix pratiqués.

Pour les banques qui entrèrent dans le marché de l’assurance Vie-épargne cette normalisation de la relation client était évidente puisque les vendeurs étaient des salariés, habitués à vendre les produits que leur employeur leur fournissait. L’employé de banque n’avait jamais eu l’idée de modifier le mode de fonctionnement des comptes sur livret ou des prêts hypothécaires. S’agissant de vendre des contrats d’assurance, produits nouveaux pour les conseillers bancaires, la simplicité et la normalisation s’imposaient plus encore. Elles permettaient de limiter les temps de formation et simplifiaient grandement les tâches du back office. Les banques partageaient ainsi les préoccupations des mutuelles sans intermédiaires.

Les premiers temps d’incrédulité passés, les sociétés traditionnelles, celles qui travaillaient le marché des particuliers avec des agents et des courtiers, furent tentées de mettre en place les mêmes méthodes de rationalisation de modes de vente de leurs réseaux. Les intermédiaires ont vu leur capacité d’adaptation des produits se restreindre et furent de plus en plus soumis à des campagnes de promotions commerciales à l’instar de ce que les banques pratiquaient avec succès. Les agents ont résisté, conscients de ce que leur capacité à faire du sur-mesure était la seule justification des prix plus élevés que pratiquaient leurs sociétés mandantes. Les courtiers eurent moins de difficultés, car ils recherchèrent dans la pluralité des fournisseurs ceux qui leur laissait cette liberté dont ils avaient besoin. Les décennies 80 et 90 furent celles d’une longue bataille des sociétés traditionnelles pour transformer leurs intermédiaires en simples distributeurs en dépit des proclamations publicitaires qui prétendaient qu’ils agissaient en conseillers du client.

A partir des années 90, les assureurs français observèrent l’extraordinaire succès de la vente par téléphone au Royaume-Uni. Les acteurs de cette nouvelle forme de distribution appliquaient Outre-Manche les méthodes qui, en France, avaient permis le succès des mutuelles sans intermédiaires. Les prospects qui voulaient s’assurer par téléphone étaient sélectionnés sur des critères techniques d’antécédents et de types de véhicules, et seuls les « bons risques » étaient assurés à un tarif compétitif. Voyant cette véritable révolution du marché britannique – les assureurs directs assurèrent rapidement la moitié des véhicules britanniques – les entreprises traditionnelles françaises rêvèrent d’utiliser le téléphone pour se passer de leurs agents. En quelques années presque tous les assureurs installèrent des plateformes téléphoniques et réalisèrent des investissements publicitaires importants pour convaincre les prospects de les utiliser. Agents et courtiers réagirent criant à la trahison, ce qui obligea leurs sociétés mandantes à utiliser des sous marques pour vendre par téléphone. Ceci constituait un handicap, car les prospects n’avaient guère confiance dans ces noms qu’ils ne connaissaient pas. Quant aux tarifs proposés à ces prospects sélectionnés, ils étaient moins élevés que ceux pratiqués par les agents – ce qui provoquait l’ire de ceux-ci - mais supérieurs à ceux des mutuelles sans intermédiaires qui détennaient déjà 50% du parc.

Devant ces difficultés les sociétés traditionnelles qui presque toutes s’étaient lancées dans cette voie l’abandonnèrent, à l’exception de quelques acteurs comme AXA et Aviva. Si l’on écarte ces deux sociétés et, en vérité surtout AXA avec Direct Assurance, la vente d’assurance par téléphone reste aujourd’hui marginale et cantonnée à quelques produits de niches, ou proposés en annexe à la vente d’autres produits. Il reste que si en France la vente d’assurance par téléphone a été un échec, cette expérience a permis d’expérimenter l’usage du téléphone dans la relation avec le client, non pour lui vendre un contrat mais pour gérer des questions de sinistres ou d’administration du contrat.

A peine l’engouement pour le téléphone était-il retombé que l’arrivée d’Internet a suscité de nouveaux espoirs chez les dirigeants des sociétés traditionnelles. Le dialogue que l’on peut installer via le Web avec les prospects n’était-il pas le moyen de se passer des réseaux traditionnels et d’installer des processus de vente parfaitement normalisés ? Comme pour le téléphone ce sont les sociétés qui disposaient d’un réseau traditionnel qui se lancèrent le plus vite dans la vente via Internet. Les banques et les mutuelles sans intermédiaires, sans doute parce qu’elles étaient satisfaites du fonctionnement de leur canaux de distribution, furent beaucoup plus réservées. Par contre elles comprirent très vite les économies que l’usage d’Internet leur apporterait si elles savaient l’utiliser comme mode de gestion de la relation administrative avec leurs clients. La Macif et Groupama sont les deux seuls acteurs de cet univers qui tentèrent vraiment l’expérience de la vente par Internet à visage découvert, alors que de nombreuses sociétés traditionnelles s’y essayèrent via les comparateurs et avec des sous marques. Aujourd’hui alors que la vente d’assurance par Internet existe depuis presque vingt ans les parts de marché sont très faibles, probablement autour de 5% en IARD et un peu plus en Vie.

Au cours de ce demi-siècle qui a vu l’assurance devenir un produit de masse, les mutuelles sans intermédiaires et les banques qui sont les gagnantes de cette période, ont perfectionné des modes de distribution normalisés dans lesquels le vendeur se trouve encadré dans un système qui prédétermine ses choix, guide son action, et lui apporte l’information dont il a besoin dans son dialogue avec le client.

Ainsi coexistent différents moyens de distribution qui ont fait la preuve, en France ou ailleurs en Europe, de leur efficacité. Les sociétés qui travaillent avec des agents et des courtiers ont essayé la vente par téléphone et par Internet et elles constatent que le chiffre d’affaires qu’elles réalisent ainsi n’est en rien comparable avec celui que leur apportent leurs réseaux traditionnels dont elles doivent ménager la susceptibilité. Néanmoins il est très peu probable qu’elles opèrent une marche arrière en rendant à leurs intermédiaires la liberté d’action commerciale dont elles les ont privé. Sans vouloir jouer les Cassandre, il est à craindre que ces agents et ces courtiers continuent à voir décliner leurs parts de marché. Leurs prix resteront plus élevés alors que leur fonction de conseil leur aura été progressivement enlevée. Les mutuelles sans intermédiaires continueront leur petit bonhomme de chemin. Elles ont surmonté entre 1990 et 2000 des crises de gouvernance liées à la disparition de leurs fondateurs et à leur nécessaire adaptation à des conditions de marché plus concurrentielles. Elles poursuivront cette forme de vente normalisée où le vendeur est encadré, en y apportant cette touche commerciale et marketing qui ne leur était pas indispensable au moment de leur développement initial. Les banques continueront de dérouler leur modèle. Leurs conseillers pourront se consacrer plus facilement à des tâches commerciales puisque les banques ont très bien su reporter vers leurs clients nombre de tâches administratives simples qui auparavant se faisaient au guichet.

Cependant de manière subreptice, sans que l’on s’en aperçoive vraiment, une nouvelle forme de distribution est apparue à partir des années 2010 avec des courtiers et des sociétés qui ont su intégrer le produit d’assurance dans un bien ou un service achetés par un consommateur. Ces courtiers ou sociétés que l’on appelle affinitaires intègrent l’assurance dans l’achat d’un téléphone portable ou le financement d’une voiture en LOA. Le procédé n’est pas totalement nouveau puisque jusqu’il y a peu les banques intégraient l’assurance décès de l’emprunteur dans le contrat de prêt, de telle sorte que le client n’en discute pas les conditions. De même depuis longtemps les agences de voyages intègrent de l’assurance et de l’assistance dans les produits qu’elles vendent.

Si l’on admet avec réalisme qu’aucun client n’a jamais eu envie d’acheter un contrat d’assurance, alors que le besoin d’assurance ne cesse d’augmenter, on devine que cette forme de distribution est promise à un bel avenir, pour autant que les courtiers et leurs fournisseurs fassent œuvre d’imagination. Vendre l’assurance de l’automobile en même temps que celle-ci est un vieux rêve qui jusqu’ici n’a pas connu le succès en France, mais qui fonctionne ailleurs. Vendre une multirisque habitation en même temps qu’un crédit immobilier n’est pas très compliqué et les banques l’ont bien compris. Dans le passé certains ont songé à intégrer l’assurance RC auto dans le prix du carburant sans bien mesurer l’impact que cela aurait sur le secteur de l’assurance. On peut aussi réfléchir à coupler l’assurance habitation avec la consommation d’électricité. Les voies sont multiples et il ne fait guère de doutes que ces formes d’assurance dans lesquelles le client n’achètera pas directement son contrat d’assurance se développeront.

On pourrait aller plus loin dans une voie qui a déjà été explorée qui consiste à lier l’assurance à l’usage que le client fait du produit. C’est ce que font les divers systèmes de pay as you drive ou de pay how you drive qui ne concernent pour l’instant que le seul secteur automobile mais qui pourraient être envisagé dans d’autres secteurs. Les systèmes de récompense de comportements vertueux en assurance décès ou santé inventés par le Sud-Africain Discovery s’inscrivent dans la même logique. Il reste que la mutualisation est la base du métier de l’assureur et que l’extrême ajustement du tarif au profil de risque du client trouve sa limite dans le fait que si chacun paie son « juste prix » la notion même de mutualisation disparait.

Au moment d’évoquer ces formes de distribution nouvelles il faut penser à l’impact que le développement de l’intelligence artificielle aura sur l’évolution de la relation client. Si, comme on le pense, le contact physique entre le vendeur – quel que soit son statut – et le client conservera son importance pendant quelque temps au moins, l’Intelligence Artificielle contribuera à la normalisation de la relation client souhaitée par les entreprises. Le vendeur sera de plus en plus guidé dans son acte de vente par les informations qui lui seront fournies sur les besoins et les souhaits de son prospect. L’utilisation de l’Intelligence Artificielle supprimera la phase de découverte des besoins qui est jusqu’à maintenant le préalable à toute vente réussie. Mais le terrain où l’Intelligence Artificielle pourra donner la pleine mesure de son utilité sera bien entendu celui des opérations d’inclusion de l’assurance dans le produit ou le service. Toutes les données que les entreprises pourront collecter sur le prospect seront le gage de réussite de ces nouvelles formes de commercialisation. Ce sont les algorithmes qui réaliseront cette symbiose entre l’offre de l’entreprise et les besoins du client.

Toutefois cette forme de distribution basée sur l’inclusion du produit d’assurance dans le bien ou le service vendus peut être contrariée par le souci du législateur européen de développer l’information du consommateur. Si l’on peut constater et regretter que le client soit mal informé de ses garanties, il est clair que si l’assurance est incluse dans le produit ou le service, le consommateur s’intéressera encore moins au contrat qu’il aura acheté. Face à la déferlante des directives destinées à protéger le consommateur qui marquèrent la décennie 2010, on peut imaginer deux hypothèses. La première, la plus probable parce qu’en prolongement de la situation actuelle, est que les assureurs affinitaires installeront sur leurs écrans toutes les mentions légales voulues par Bruxelles. Le formalisme sera respecté, les prospects ne liront pas ces écrans mais ils cocheront la case qui permettra au contrat d’entrer en vigueur. L’autre hypothèse, moins probable, est que le législateur se rende compte de l’inutilité de cette avalanche de textes, et abandonne ce formalisme typiquement anglosaxon et dont l’efficacité n’a été prouvée nulle part, même au Royaume Uni.

En quoi ce rapide survol d’un demi-siècle de relation client dans l’assurance française peut-il permettre d’éclairer ce que sera l’avenir de cette relation ? Jusqu’à présent les modes de vente totalement ou partiellement déshumanisés n’ont pas fonctionné, alors qu’ils furent mis en œuvre souvent par des entreprises précédées d’une forte notoriété et faisant preuve d’un grand professionnalisme. En 2020, le prospect veut voir une personne pour conforter un choix qu’il a fait souvent auparavant sur Internet. Le vendeur de la décennie 2020/2030 sera une femme ou un homme dont la compétence et la disponibilité seront renforcés par l’Intelligence Artificielle. C’est le concept du « vendeur augmenté » qui combinera avec bonheur la puissance des algorithmes et la chaleur humaine. Bien au-delà de ce qu’offrent aujourd’hui les didacticiels dont disposent les commerciaux, l’Intelligence Artificielle apportera au conseiller les réponses sur-mesure que le client attend car elles correspondront à sa situation.

Au-delà de cette période qui sera celle de la montée en puissance de l’Intelligence Artificielle, la vraie mutation à laquelle on assistera peut-être sera la généralisation de l’inclusion de l’assurance dans le produit ou le service. Il s’agirait d’une vraie novation. Elle sera tributaire du développement de l’Intelligence Artificielle et, si elle s’impose, elle signera la fin de la relation client B to C telle que nous l’entendons aujourd’hui. Si en un peu plus d’un demi-siècle, les sociétés d’assurance se sont efforcées de contrôler de plus en plus étroitement leurs modes de distribution, le développement de l’assurance affinitaire se traduirait par une évolution absolument inverse. La relation client serait alors l’affaire du seul distributeur. La vente de l’assurance s’inscrirait alors dans une relation B to B to C. Les entreprises d’assurance, dont la fonction commerciale serait de fait déléguée à des entités souvent beaucoup plus puissantes qu’elles, en seraient grandement fragilisées.


Jean-Pierre Daniel 12 août 2019
Cet article a été écrit dans le cadre de la préparation d’une réunion du thinktank Demain l’assurance.

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies